Auschwitz et Birkenau,
de notre envoyé spécial
La chronique locale dit qu'en 1939, la moitié des 13 000 habitants d'Oswiecim, ville du sud-ouest de la Pologne, étaient de confession juive. Il n'y en a plus un seul aujourd'hui. L'adresse est lourde à porter : hors de Pologne, la ville d'Oswiecim n'est plus connue que sous son nom allemand, Auschwitz.
Entre 1942 et 1945, plus d'un million de juifs d'Europe ont péri à Auschwitz, soit dans les chambres à gaz, soit à la suite des punitions et privations orchestrées par les SS.
On arrive à Oswiecim en faisant soixante kilomètres vers l'ouest à partir de Cracovie, ville magnifique, ancienne capitale des rois de Pologne (qui avant 1939 comptait 60 000 juifs, un quart de la population, installés dans le quartier de Kazimierz). L'autoroute fait place à une route nationale, puis on rejoint un vaste parking où les cars de tourisme stationnent en épis.
Environ 300 guides,
dont seize francophones,
se relaient pour raconter ce qui s'est passé ici
Alors que l'antisémitisme remonte de façon inquiétante en Europe, Auschwitz est de plus en plus fréquenté. L'an dernier, plus de deux millions de visiteurs sont venus se confronter à l'invention du génocide industriel en janvier 1942 par Reinhard Heydrich et Adolf Eichmann, ingénieurs en chef de la terrible Endlösung (solution finale).
Environ 300 guides, dont seize francophones, se relaient pour raconter ce qui s'est passé ici. Auschwitz est un nom générique, une entité double, inséparable de son sinistre complément, Birkenau, trois kilomètres plus loin. « C'est simple, précise la guide Theresa Wrona. Le camp d'Auschwitz faisait six hectares, celui de Birkenau, 175 hectares. Le second est l'extension du premier, il a été construit parce que la mort n'allait pas assez vite aux yeux de Hitler. »
Les nazis étaient des maniaques de l'administration. Leurs registres, impeccablement tenus, signalent l'ampleur géographique des rafles. Ont péri à Auschwitz-Birkenau des juifs nés à Salonique, Lyon, Ostende, Amsterdam, Vilnius, Budapest, Bucarest et ailleurs. Les fiches nominatives, manuscrites, contenaient maintes précisions, date d'arrestation, taille et corpulence du détenu, son âge, ses études, sa profession. On sait par exemple tout de Daniel Pinette, né au Caire le 17 octobre 1916, son adresse à Paris, la durée de ses études primaires, secondaires et supérieures, sa profession de dentiste, etc.
Avant 1939, quand Birkenau s'appelait Brzezinka, c'était un village rural. Hommes et bêtes furent évacués en 1941 pour faire place à un camp de la mort. « Je suis arrivée ici le dimanche 16 avril 1944. C'est le dernier jour où j'ai vu mon père, mon petit frère et mon neveu, qui avaient 61 ans, 14 ans et 12 ans. Ils ont tout de suite été gazés », raconte Ginette Kolinka, née Cherkasky, revenue sur les lieux mercredi et jeudi derniers pour parler aux lycéens invités par la région Grand Est au titre d'une démarche pédagogique (voir ci-contre).
Mme Kolinka déborde de vitalité. Elle a 94 ans depuis huit jours et c'est d'un pied ferme qu'elle nous entraîne dans une baraque tout en longueur aux allures de hangar. Sol en terre battue. Une lueur blafarde traverse péniblement quelques étroites lucarnes. Des cloisons verticales (en briques) et horizontales (en bois) composent une multitude d'alvéoles d'environ 2 m2. « Nous dormions par six dans chaque alvéole, tête bêche, les pieds de l'une dans la figure de l'autre. J'étais vêtue de guenilles. Les vestes rayées en bleu et blanc qu'on voit souvent sur les photos, c'était trop bien pour nous », dit Ginette Kolinka.
« Non, vous ne pouvez pas imaginer »
A Birkenau en 2019, les baraques sont vides. Nous sommes dans un mémorial. Pas de reconstitution, pas de panneaux, pas d'objet, pas de photos. Dans leur tête, les visiteurs se transportent 75 ans en arrière et imaginent ce qui a pu se passer, mais Mme Kolinka s'interpose énergiquement. « Non, vous ne pouvez pas imaginer. C'est impossible. Aujourd'hui, vous voyez un décor, juste un décor. Vous sentez la puanteur ? Non, vous ne pouvez pas. Vous voyez la crasse, la gale, les poux ? Non, vous ne les voyez pas. Vous entendez les cris de la blokova (*)? Non, vous ne les entendez pas. Je pense qu'il fallait être solide pour survivre ici, mais cela ne suffisait pas ; il fallait aussi avoir de la chance. »
Sauvée par des cachettes
de nourriture
La chance de Ginette Kolinka fut d'être transférée, en novembre 1944, 800 km plus loin, dans le camp de Bergen-Belsen, près de Hanovre, où ses conditions de détention furent moins tragiques, puis à Theresienstadt, entre Dresde et Prague. « J'ai été envoyée dans une usine qui tournait avec des hommes du STO (service du travail obligatoire) ; ils cachaient un peu de nourriture à notre intention ; ça nous a sauvé la vie. »
À part le porche d'entrée et ses dépendances, subsistent dans la plaine de Birkenau environ soixante baraques entretenues au nom du devoir de mémoire et le triple de fondations rectangulaires, vestiges de ce qui a été rasé.
La voie de chemin de fer qui arrive en ligne droite s'interrompt en plein champ. Butoir final, terminus funèbre. L'espace est immense et vide. C'est un morceau de nulle part, un cimetière paradoxal. Plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants sont morts ici, mais on ne voit pas une tombe.
Ici, la « maison blanche »
est une chambre à gaz
On marche cinq minutes dans la neige à travers une plaine d'où émerge çà et là un bouleau (Birke en allemand) et l'on arrive à un espace que signalent quatre stèles commémoratives. Ici s'élevait ce que la terminologie nazie, adepte de la banalisation, nommait « la maison blanche ». Qui était l'une des chambres à gaz.
C'était à l'origine une ferme de 120 m2 au sol, aux murs badigeonnés de blanc, en lisière de forêt. Les SS avaient bouché les fenêtres, ils n'avaient plus qu'à déverser par des orifices préalablement aménagés les capsules de zyklon B, un pesticide à base d'acide cyanhydrique qui se dilatait sous la chaleur, paralysant et asphyxiant en une vingtaine de minutes les centaines de prisonniers nus qu'on avait fait entrer en file indienne. Vingt minutes d'agonie, le temps pour les SS d'aller fumer deux ou trois cigarettes. Quand on n'entendait plus ni cris ni sanglots, le Sonderkommando (des détenus juifs affectés à cette tâche) aérait la maison et emportait les cadavres vers les fours crématoires (**).
En guise de mémorial, des blocs de pierre ont été érigés sur un monticule que longent vingt-trois stèles rédigées en 23 langues, dont le yiddish. Elles rappellent les pays d'où vinrent les victimes. C'est sur ce promontoire balayé par le vent que se rassemblent les groupes de pèlerins qui, de nos jours, observent une minute de silence en mémoire des hommes, des femmes et des enfants tués avec une haine méthodique par le fanatisme hitlérien.
Dominique JUNG (*) La blokova était la cheffe de baraque qui, en échange de sa brutalité, disposait d'une alcôve individuelle et d'un lit de camp. (**) Près de 2 000 détenus furent affectés au Sonderkommando. Mais après quelques semaines ou quelques mois de cette besogne, ils furent eux aussi exécutés, pour effacer les témoins trop directs. Il ne resta qu'une dizaine de survivants. Lire Sonderkommando, par Shlomo Venezia, éditions Albin Michel, 2007.